Malgré plus de cinq décennies de présence en Belgique, les musulmans continuent à être perçus dans l’opinion publique comme un corps à la fois homogène et exogène. Pourtant, les musulmans de Belgique se caractérisent par une grande hétérogénéité. Cette diversité se donne à voir de multiples façons, prend plusieurs accents et tient à des facteurs divers. Ce qu’on appelle « la communauté musulmane » de Belgique est en fait multiple. Plusieurs lignes de fracture (de type historique, socioéconomique, ethno-national, linguistique et identitaire) dessinent un ensemble disparate et éclaté de communautés articulées autour de mosquées, d’associations, de librairies, d’organismes de formation et autres espaces de socialisation. Dans cet article, nous mettrons l’accent sur l’hétérogénéité des musulmans de Belgique, nous réserverons d’autres contributions à la question de la mise en altérité de cette partie de la population et de ses effets sur les constructions identitaires, les positionnements religieux et les engagements sociétaux.
A vrai dire, parler aujourd’hui d’une «communauté musulmane» (ou de communautés) semble abusif, dans le sens où la tendance actuelle est à la privatisation du croire. Toutefois, la socialisation religieuse continue à être encadrée dans certaines de ses dimensions par des dynamiques collectives et parfois globalisantes. La religiosité des musulmans de Belgique se développe à la fois au niveau individuel et collectif, une forme prenant le pas sur l’autre en fonction de paramètres individuels et situationnels. L’origine ethno-nationale continue à jouer un rôle important dans cette socialisation, raison pour laquelle on gardera le vocable « communauté » lorsque le rôle de dynamiques collectives en lien avec une origine ethnique commune est tellement important qu’il ne peut être sous-estimé ou esquivé.
La « communauté musulmane » de Belgique est donc constituée de personnes de divers profils. Ceux à qui l’on assigne une identité musulmane ne sont pas forcément croyants. Les croyants ne sont pas tous pratiquants[1], et lorsqu’ils le sont, ils n’observent pas nécessairement tous les préceptes ni toutes les pratiques. Dans l’accomplissement de celles-ci, ils empruntent à des discours religieux différents ou réalisent une sorte de syncrétisme entre ceux-ci; autant dire qu’ils effectuent parfois une sorte de bricolage religieux. Toutes les configurations sont possibles.
Felice Dassetto estime entre 30 et 40 % le pourcentage de personnes originaires d'un pays où l'islam est la religion majoritaire « qui se disent explicitement croyantes et qui agissent en conséquence dans leur comportement rituel et dans l’observance des préceptes »[2]. Le reste serait constitué d’agnostiques, de musulmans « culturels », d’athées. Selon une enquête réalisée au Maroc[3], 75% des Marocains se situeraient dans l’espace de la croyance active. Ceci laisse à supposer que le contact avec un environnement séculier infléchit le niveau de croyance. Toutefois, deux enquêtes commanditées par la Fondation Roi Baudoin viennent nuancer cette hypothèse. Dans la première, consacrée aux Belgo-Marocains[4], moins de 2% des répondants ont déclaré ne pas être croyants. La deuxième étude dédiée aux Belgo-Turcs[5] confirme cette tendance : le pourcentage d’athées ou d’agnostiques se situerait aux environs de 5%. Ces études sont à peaufiner mais elles montrent néanmoins que le processus de sécularisation aboutit moins à une sortie de la religion qu’à une relativisation de celle-ci.
Lorsqu’ils cherchent à construire leur religiosité, les musulmans belges se tournent vers des discours contemporains qui puisent dans le passé. Très tôt, et de tout temps, la référence à l’islam cache une diversité doctrinale. Malgré une apparente homogénéité, le présent garde les traces des clivages du passé. Explorons donc cette dimension des sources religieuses et des usages qui en sont faits avant de nous pencher sur les autres facettes des musulmans belges.
La religion musulmane s’articule essentiellement autour de la figure prophétique et de deux grandes Sources : le Coran et la Sunna. Des disciplines interprétatives ont été produites afin de mieux comprendre le message coranique et d’appliquer l’esprit et/ou la lettre de la voie prophétique. Les deux Sources continuent à être incontournables dans l’édification de la foi des musulmans contemporains même si des courants modernistes les appréhendent différemment.
Le Coran est la référence suprême des musulmans et la première source de « diversification ». On y trouve des versets Mecquois et d’autres Médinois. Les premiers, révélés à la Mecque, sont essentiellement de portée spirituelle, théologique et reflètent l’environnement dans lequel la prédication prophétique est née, tandis que les seconds sont davantage centrés sur la gestion de la communauté établie à Médine et sur les relations avec les autres religions. Les versets coraniques sont classés en versets univoques et d’autres équivoques. On trouve dans le Coran des versets dits univoques et d’autres équivoques. Le Coran se caractérise aussi par la présence de sept « lectures » : des déclinaisons différentes concernant certains mots changent le sens de certains versets. Le Prophète, ses compagnons et leurs successeurs ont été les premiers exégètes. Leurs interprétations furent reprises par les exégètes qui compilèrent des exégèses monumentales par la suite. La science de l’exégèse fournit une multitude d’interprétations d’un même passage coranique.
La Sunna, ou voie prophétique, est constituée par les actes, paroles, silences du Prophète. Rapportée par les compagnons, elle fut transmise par une chaîne de transmetteurs et compilée par des traditionnistes dans des recueils de hadith, à partir du 2ème siècle de l’hégire[6]. Les traditionnistes ont développé une science de critique des hadiths qui, à partir de l’examen du contenu et de la chaîne des transmetteurs, attribue au hadith un degré d’authenticité : authentique, bon ou faible. Unegrande quantité de hadiths fut rejetée parce qu’elle était attribuée à tort au Prophète. Néanmoins, un hadith déclaré authentique par un traditionniste peut être récusé par un autre.
Avec l’installation de l’islam dans de nouvelles contrées, s’est fait ressentir le besoin de fournir des ressources théologiques, spirituelles, morales et normatives pour alimenter et « encadrer » la foi des musulmans qui ne sont plus uniquement des Arabes. Les territoires musulmans sont, à la fin du 1er siècle de l’hégire, vastes et les populations converties à l’islam apportent des traditions et des croyances qui questionnent le rapport simple au religieux des premières générations. Les 2ème et 3ème siècles ont vu l’émergence de disciplines, aussi riches que variées, qui visaient à interpréter les deux grandes Sources et à en dégager des principes moraux, légaux et spirituels : les sciences coraniques (exégèse, lexique, circonstances de la révélation), les sciences du hadith (recueil de hadiths, commentaires, critique des hadiths), le Fiqh, la théologie, la philosophie, le soufisme. Ces disciplines étant des productions humaines, elles aboutirent à des clivages théologiques, politiques, jurisprudentiels qui ont dessiné les contours du fait islamique pendant de longs siècles.
Le premier schisme est de nature politique, même s’il sera orné plus tard d’attributs théologiques. La lutte pour le pouvoir entre ‘Ali, 4 ème calife de l’islam[7] et Muawiyya, gouverneur de la Syrie, tourna à la faveur du clan de ce dernier, ce qui donna naissance à l’Etat Omeyyade tandis que les partisans d’Ali et de sa descendance constituaient le premier noyau chiite. Au cours de l’histoire de l’islam, les chiites allaient rester minoritaires et osciller entre clandestinité et visibilité, persécution et tolérance au gré des rapports avec le pouvoir en place. Tous ceux qui ne sont pas chiites, à savoir la grande majorité des musulmans, seront sunnites[8]. Les différences principales entre les deux doctrines réside dans deux conceptions différentes de la gestion politique de l’islam : le sunnisme suit une gestion « décentralisée » où le gouverneur est (en principe) choisi par concertation par un conseil de sages, alors que les chiites établissent un clergé formé par des descendants du Prophète. A noter que les deux doctrines s’appuient sur des disciplines interprétatives complètement différentes, et que la Sunna prophétique n’a de valeur pour les chiites que si elle a emprunté le canal de la famille prophétique. Enfin, signalons que le chiisme est traversé par plusieurs courants. A côté des imamites majoritaires, on retrouve les ismaélites, les zaydites et autres groupes plus ou moins ésotériques et/ou hétérodoxes (Alaouites, Druzes, etc). En Belgique, les chiites constituent une infime minorité. Iman Lechkar avance une estimation de 5000 à 8000 personnes. Il s’agit essentiellement de Belgo-Marocains convertis au chiisme à partir des années 1980[9] .
Les 2ème et 3ème siècles de l’islam ont vu l’éclosion de nombreuses « écoles juridiques ». Une pléthore de savants religieux ont entrepris de construire, par interprétation du Coran et de la Sunna et en usant de procédés rationnels, des normes juridiques qui disent ce qui est obligatoire, recommandé, permis, blâmable ou interdit. De la vingtaine d’écoles juridiques que le sunnisme a connues, quatre ont eu suffisamment d’adeptes pour survivre aux aléas de l’histoire: le hanafisme, le malikisme, le chafiisme et le hanbalisme. S’étalant dans des espaces géographiques distincts, les critères qu’elles utilisent pour construire les normes sont globalement différents même si elles s’accordent sur la référence aux deux Sources et sur l’autorité de deux autres principes : l’Ijmâ’ (le consensus) et le Qiyâs (le syllogisme rationnel). L’usage parfois différencié de la Sunna et la variabilité des critères pris en compte aboutissent à des divergences concernant certaines normes produites.
L’ensemble de normes jurisprudentielles produites par ces écoles juridiques constitue ce qu’on appelle Fiqh et est englobé dans la Charia. La Charia est une construction humaine qui cherche à trouver la voie vers le divin tout en concourant à réaliser ce qui est bien et utile à la collectivité des croyants. La Charia dépasse le Fiqh en ceci qu’elle recouvre un ensemble de principes et de finalités. Les usages politiques de la Charia varient d’un pays musulman à l’autre. Bien que de nombreux pays musulmans inscrivent la « Charia » dans leur constitution, c’est le droit positif qui prévaut et la version de la jurisprudence islamique adoptée dans chaque pays n’est souvent appliquée que dans le domaine du droit de la famille. De plus, les normes religieuses se voient contraintes d’emprunter les canaux habituels du droit positif[10]. En Europe, il existe une multitude de discours et de références à la Charia. L’idée d’une nécessaire révision de la Charia, de sa perception et de sa réception dans la pratique des musulmans semble dorénavant faire son chemin chez un ensemble d’acteurs musulmans. Les outils et théories juridiques traditionnels sont soumis à l’examen dans le but de formuler autrement l’énoncé de la Charia afin de répondre à la réalité des musulmans européens. Cela aboutit à trois positionnements à la fois distincts et complémentaires: la reformulation de la charia, la relativisation du poids de la norme voire l’abandon de celle-ci[11].
Les discours modernes en faveur de la globalité de la Charia participent du processus de réislamisation des sociétés musulmanes sous l’impulsion du mouvement de Réforme qui vit le jour au 19ème siècle. Cette école, dite al-Manar, opéra une valorisation des deux premières Sources qui diminua de facto le poids des quatre écoles juridiques. Alors que pour ses initiateurs (al-Afghânî, Abduh) ce mouvement visait moins un retour nostalgique au passé qu’une régénération morale en vue d’un nouveau départ du monde musulman qui commençait à réaliser les retards accumulés par rapport à l’Occident, ce concept de Salafiyya fut ramené à une définition davantage rigoriste avec Rachid Réda[12]. De ce mouvement, émaneront deux courants qui depuis le 20 ème siècle participent à un mouvement de revigoration de l’identité religieuse chez les musulmans : les frères musulmans et le néosalafisme. Ce n’est pas étonnant si, dans la construction de leur religiosité, les musulmans belges soient largement influencés par ces courants, même si d’autres mouvements occupent également la scène (confréries soufies, les Tabligh, organisations ethno-religieuses turques, etc).
Les Frères Musulmans sont un mouvement fondé, en Egypte, par Hassan al-Banna en 1928. Prônant un retour aux fondements religieux pour la renaissance islamique et la lutte contre l’hégémonie occidentale, les idées du mouvement ont eu beaucoup de succès et se sont propagées dans de nombreux autres pays, notamment arabes. Les FM sont considérés comme l’incarnation de l’islam politique. Ils insistent sur l’éducation et l’engagement en vue d’une réforme « politique, sociale, économique totale, selon une perspective islamique globale » [13]. En Europe, les FM arrivent comme réfugiés politiques ou comme étudiants dans les années 1950. La mouvance charrie des membres, partisans et sympathisants aux profils divers, qui ont ceci de commun de partager une filiation avec le fondateur et avec l’héritage du mouvement, bien que cet héritage soit différemment interprété. Grâce à leur engagement et à leurs ressources intellectuelles, ils participent à façonner le paysage de l’action islamique en Europe et sont à la pointe en ce qui concerne l’institutionnalisation de l’islam et la normalisation de la présence musulmane en Europe. Mais leur désir d’unir les musulmans et de les représenter se heurte aux limites internes au mouvement, aux transformations post-modernes du rapport aux religieux et à la concurrence des néosalafistes[14]. Le mouvement Mili Gôrüs peut être considéré comme l’expression turque de l’islam politique. Parmi les organisations ethno-religieuses turques présentes en Belgique (citons les Süleymenci, les Nurcu, les Nakcibendi), Mili Gôrüs est considérée comme la plus puissante et la plus structurée, son offre est diversifiée et recouvre des services tant religieux (mosquées, organisation de pèlerinage, etc.) que socio-culturels (traductions, assistance sociale, crèches, etc.)[15].
Le néosalafisme est un courant qui prône une lecture littéraliste du Coran et de la Sunna. Dans une tentative de ressusciter le modèle idéalisé des trois premières générations de musulmans - considéré comme pur et authentique - cette émanation du hanbalisme accorde une place importante à la tradition prophétique, à la récusation des innovations et à l’orthopraxie. Ce mouvement a gagné en notoriété durant le 20 ème siècle, notamment à partir des années 70. Il est majoritaire en Arabie saoudite où il se développe en symbiose avec le wahhabisme[16]. Le néosalafisme est un système politico-religieux qui s’exporte bien - grâce notamment à la manne pétrolière - mais qui s’imprègne également des apports de l’islam politique[17]. Que ce soit en Arabie saoudite ou ailleurs, ce mouvement prend des nuances différentes, voire antagonistes (entre quiétisme, militance politique et jihadisme)[18].
Dans un pays séculier comme la Belgique, les musulmans font face à une réalité qui met à l’épreuve leur rapport au religieux autant qu’elle le façonne. Les jeunes générations qui naissent dans un environnement où le religieux est appelé à se confiner dans la sphère privée se retrouvent en présence de deux récits antagonistes : un discours religieux, éclaté certes, mais qui dans l’ensemble normalise la présence du religieux dans la sphère publique, et un discours séculariste qui tend à confiner le religieux dans le registre de l’intime. La contradiction entre les deux systèmes est résolue grâce à des dynamiques identitaires multiples, qui aboutissent à des orientations religieuses variées. En fonction de la sensibilité des musulmans belges aux injonctions du contexte, des sentiments éventuels de discrimination et de stigmatisation, de l’importance qu’ils accordent au prescrit religieux, ils se positionnent différemment dans une réalité séculière. Parmi l’offre religieuse à leur disposition, ils choisissent celle qui les valorise et leur assure une conscience de soi positive. Cela aboutit à des configurations identitaires et religieuses multiples. Ainsi, ils peuvent investir davantage la dimension religieuse de leur identité, valoriser des références proprement culturelles, ou mobiliser subtilement les deux dimensions. Ces postures peuvent évoluer dans le temps mais aussi d’une sphère de la vie à une autre. Dans leur cheminement religieux, ils peuvent changer d’orientation religieuse comme ils peuvent activer différemment - dans un même espace de temps - les références religieuses qui s’offrent à eux et opérer des choix, des synthèses, des réélaborations en fonction de paramètres divers. La conscience religieuse peut se concrétiser dans un engagement associatif (et/ou politique), qui peut emprunter une voie « interculturaliste » et citoyenne ou puiser des ressources symboliques dans un mode à la fois rigoriste et contestataire[19].
Les musulmans de Belgique se trouvent à la fois en situation migratoire et post-migratoire. Cela impacte différemment la manière d’appréhender le fait religieux entre les premiers migrants et ceux qui se sont socialisés en Belgique. La première génération reste majoritairement attachée à la mosquée (et aux organisations ethno-religieuses en ce qui concerne les Belgo-Turcs). Celle-ci sert de lieu de socialisation voire d’espace de loisir. Les nouvelles générations sont réticentes aux modes de transmission traditionnels. Lorsqu’elles désirent accéder à des ressources religieuses et spirituelles, les mosquées, chaînes satellitaires et écoles coraniques sont faiblement sollicitées au profit d’autres espaces de socialisation: associations, collectifs, scouts musulmans, réseaux sociaux, maisons de quartier, clubs sportifs, troupes de théâtre, groupes de musique, la mode, etc.
Une autre polarisation tient à l'origine nationale. Les musulmans de Belgique proviennent de pays divers. Le Maroc et la Turquie, qui ont signé des conventions bilatérales avec la Belgique en 1964, continuent à être les pays d’origine de la majorité des musulmans de Belgique. Par exemple, sur les 77 mosquées bruxelloises comptées en 2010, 42 sont dites Maghrébines ou arabes, et 20 sont considérées comme turques[20]. D’autres pays d’origine sont représentés: Tunisie, Algérie, Albanie, pays d’Afrique subsaharienne, Pakistan, Inde, etc. Les différentes communautés musulmanes de Belgique investissent des espaces de religiosité séparés. Chaque communauté ethno-religieuse a ses propres mosquées et associations. Par exemple, tandis que les Belgo-Turcs semblent plus rattachés à la réalité et aux clivages du pays d’origine par le truchement de la Diyanet[21] et des grandes organisations ethno-religieuses précitées, les Belgo-Marocains semblent davantage s’inscrire dans leur environnement local, les mosquées et (surtout) les associations marocaines étant plus indépendantes des autorités consulaires marocaines et de l’évolution politique du pays d’origine[22].
Alors qu’une identité nationale forte et fière participe à donner une image à la fois d’unité mais aussi de cloisonnement de la communauté originaire de Turquie, la communauté originaire du Maroc semble plus éclatée, des liens de type global se tissant davantage avec l’islam mondial de matrice arabe, toutes tendances confondues. Même si les deux « communautés » se réfèrent très majoritairement à un islam sunnite, la mobilisation de référentiels religieuxdifférents (hanafite pour les Belgo-Turcs, hétéroclite pour les Belgo-Marocains) a des répercussions sur la manière de s’investir dans la société belge. Par exemple, les Belgo-Turcs ont très tôt eu accès à la propriété, de même qu’à certains types de commerces en raison d’une plus grande permissivité du rite hanafite. D’autres paramètres distinguent les deux « communautés » : tandis que la religiosité des Belgo-Marocains de Bruxelles semble plus affirmée que dans les deux autres Régions, c’est l’inverse qui se produit au niveau de la population d’origine turque[23]. Aussi, si les Belgo-Turcs et les Belgo-Marocains sont touchés par la sécularisation et l’individuation du croire, impliquant une baisse de la pratique (notamment auprès des jeunes générations), le phénomène semble frapper davantage les premiers [24] tandis que chez les seconds, une baisse de la pratique chez certains s’accompagne du renforcement des croyances religieuses chez d’autres. L’effet différencié d’autres éléments mérite sans doute d’être approfondi, comme l’influence possible de la laïcité de l'Etat turc sur la construction religieuse de ses citoyens et ressortissants, l’interventionnisme direct ou indirect du Maroc et de la Turquie dans l’institutionnalisation de l’islam en Belgique, l’absence d’offre de formation des imams et aumôniers de Belgique, le décalage culturel, identitaire et linguistique entre les nouvelles générations et les imams. Enfin, d’autres paramètres comme la situation socio-économique et les opportunités d’ascension et de décloisonnement social participent à dessiner une réalité hétérogène des musulmans de Belgique.
Malgré cette diversité dont on a décrit quelques facettes, les musulmans de Belgique continuent à être perçus dans l’opinion publique comme un corps homogène. Bien souvent, c’est à travers un jeu d’imaginaires que les musulmans et les non-musulmans continuent à se percevoir[25]. Cela devient problématique lorsqu’en vertu d’un triple processus de catégorisation, d’essentialisation et d’altérisation, les musulmans de Belgique se voient assignés à une image préconçue. D’un côté, cela ôte la possibilité de se définir. De l’autre, cela ouvre la porte à des raccourcis et des amalgames qui se transforment parfois en stigmatisation voire en rejet, notamment parce que l’islam continue à être perçu dans la doxa comme une affaire d’étrangers. Dans le même temps, certains musulmans entérinent eux-mêmes ces représentations en se concevant comme un homo islamicus censé partager l’essentiel des dimensions de son être avec ses coreligionnaires. Or, comme on peut le voir à travers des éléments exposés dans cette contribution, ces imaginaires ne résistent pas à un examen attentif.
[1] Par exemple, 45% des Belgo-Turcs se disant croyants ne respectent pas tous les préceptes religieux. Kaya A., Kentel F., Belgo-Turcs: un pont ou une brèche entre la Turquie et l'Union européenne? Fondation Roi Baudoin. Bruxelles. 2008
[3] El Ayadi, M., Rachik, H, Tozy, M. L’islam au quotidien. Enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc, Prologues, Casablanca. 2007
[4] Saaf, A et al. Belgo – Marocains » des deux rives. Une identité multiple en évolution. Fondation Roi Baudoin. Bruxelles. 2009
[6] L’hégire correspond à l’émigration des musulmans de la Mecque vers Médine. Cette date marquera le début du calendrier musulman, qui correspond à l’an 622 de l’ère chrétienne.
[8] D’autres groupes comme les « Kharijies », les « Mutazilites » ont existé, mais ils ont disparu tout en continuant à produire des secousses chez les sunnites et les chiites. Les sunnites représenteraient 85 à 90% des musulmans.
[9] Iman Lechkar, quelles modalités d’authentification parmi les chiites belgo-marocaines ? in Maréchal, El Asri (éd), Islam Belge au pluriel, pp. 113–126, Presses Universitaires de Louvain, Louvain-la-Neuve, 2012.
[10]B. Dupret, L. Buskens, « De l’invention du droit musulman à la pratique juridique contemporaine », in B. Dupret (dir), La charia aujourd’hui, usages de la référence au droit islamique, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2012, pp. 9-17.
[11] Frigosi, F. Usages sociaux de la référence à la charia chez les musulmans d’Europe.in B. Dupret (dir), La charia…, Op. Cit pp. 65-77.
[15] Manço, U. « les organisations islamiques dans l’immigration turque », Felice Dassetto (ed), Facettes de l’islam belge, Académia, 1997, Louvain-la-Neuve, pp. 143 - 158.
[16] Le Wahhabisme est une doctrine rigoriste portée par Muhammad ibn Abdelwahab (m. 1206/1792) visant à restaurer le principe de l’unicité divine, et à lutter contre les innovations religieuses.
[19] Lamghari, Y., Torrkens, C, 2014, " L'islam à Bruxelles: mobilisations identitaires et politiques", dans Devleeshouwer P., Sacco, M., et Torrekens, C. (eds.), Bruxelles, ville mosaïque, Bruxelles, éditions de l'Université de Bruxelles (à paraître).
[22]Dans « L’Iris et le Croissant », Felice Dassetto fait une description exhaustive des clivages entre les deux « communautés ».
[23] L’orientation nationaliste/kémaliste est plus forte chez les Turcs de Bruxelles (80%) qu’ailleurs. A l’inverse, l’idéologie conservatrice-islamiste est plus forte chez les Turcs de Wallonie et de Flandre (46%) qu’à Bruxelles (29%). Voir Kaya et Kentel, Belgo-Turcs : « ponts ou brèches.. » Op. Cit pp. 71- 73.
Écrire commentaire